Les jardins d’Albert Kahn

Ce qu’Albert Kahn a réalisé à Boulogne-Billancourt est bien plus qu’un simple jardin. C’est l’accomplissement d’un rêve, celui de la Terre entière – de la nature aux civilisations – une source d’inspiration permanente. Mieux encore qu’un univers enchanteur, c’est une philosophie !

En 1895, Albert Kahn, banquier et mécène, rachète l’hôtel particulier où il vit à Boulogne-Billancourt, ainsi que des parcelles de terrain avoisinantes. Un hectare au départ, puis 2, 3 et finalement 4 hectares en 1910. C’est là qu’il va faire aménager par les meilleurs paysagistes un jardin à nul autre pareil, où ses passions vont se croiser, se compléter, tourner en un même élan autour d’un axe principal : la Terre.

Planète bleue, planète verte

Cette Terre, Albert Kahn l’a découverte au cours de ses voyages. Lui qui ne compte plus ses tours du monde finance aussi des bourses de voyage pour étudiants, en même temps qu’il monte une prodigieuse collection de clichés et plaques stéréoscopiques de la planète. Et c’est tout l’esprit et toute la splendeur du monde qu’il essaie de reconstituer à travers son parc.

Ici, aucun étalage ostentatoire, mais un subtil hommage rendu à la planète bleue, qui est aussi si verte, si belle, si diversifiée. Ici, une simple promenade démontre qu’il n’y a qu’un pas entre le bocage français et le jardin anglais, entre la rivière anglaise et le pont japonais.

Des forêts en jardins

C’est à une étonnante balade que nous invitent ces lieux, où la diversité s’accorde avec l’harmonie. Si l’on aime les forêts, il y en a trois au menu : la Forêt vosgienne vallonnée et rocheuse envahie de fougères; la Forêt dorée où règnent bouleaux pleureurs et sapins du Caucase; la Forêt bleue où cèdres de l’Atlas, épicéas du Colorado, azalées de Chine et hortensias vivent en beau voisinage.

Si l’on préfère les jardins, il y en a aussi pour tous les goûts avec l’élégant Jardin à la française, sa serre, son verger-roseraie et ses plate-bandes fleuries, et le Jardin anglais, ses vallons, sa rivière, sa rocaille et son cottage.

Le Jardin japonais

Et puis, il y a le célèbre Jardin japonais, son village, son pavillon de thé. Il s’agit d’une reconstitution… en même temps que d’un jardin authentique, puisque ce sont à chaque fois des artistes nippons qui l’ont conçu en 1908 et repensé en 1989. C’est au retour de son premier voyage au pays du Soleil-Levant, en 1897, qu’Albert Kahn en commence l’aménagement.

Les notes et les clichés pris par son chauffeur-photographe Albert Dutertre n’auront de cesse d’alimenter ce projet qui, loin d’être une fantaisie mondaine, traduit un accord profond avec la culture nippone- ce dont témoigne aussi son entente avec le futur empereur Hirohito, à qui Kahn fera connaître son village natal alsacien.

Il ne reste de cette époque que deux ponts, un portique en bois, un hêtre pleureur et un majestueux cèdre de l’Himalaya. Le pavillon de thé a fait peau neuve en 1967, puis le jardin et le village ont été rénovés en 1989, dans le respect fidèle de l’esprit d’origine. Ce nouvel espace zen – où la place de chaque élément a été pensée, où l’équilibre (yin et yang) est respecté, stable et mouvant, vie et mort, masculin et féminin, tradition et modernité, France et Japon – s’est voulu un brillant hommage à Albert Kahn. L’eau y cascade, s’étale, s’y affaiblit et renaît en autant de métaphores du cours de sa vie.

Hommage à un monde puzzle

Dans ces jardins d’exception, on papillonne de marais – où poussent nénuphars et iris d’eau – en prairies -semées de coquelicots, bleuets, campanules, reines-marguerites. Cascades et cors d’eau dessinent des frontières fluides, métaphores d’un monde puzzle. L’idée n’est pas de choisir et d’exclure. Au contraire : L’objectif est clair : rechercher l’alliance, capter le paysage dans sa globalité, et comprendre que ce petit monde à part est notre monde.

Albert Kahn profiter finalement peu de son œuvre. Après le krach de 1929, il devra tout vendre. La préfecture de la Seine achètera le domaine en 1936, et l’ouvrira au public l’année suivante. Le mécène ruiné devra désormais se contenter de contempler ses jardins depuis la fenêtre de sa chambre… Ce qu’il fera pendant trois ans, avant de quitter ce petit paradis pour un autre en 1940.